" J'ai pas l’droit de m'arrêter "
Depuis février 2020, nous naviguons en terres agricoles à Montséveroux, un petit village de la Bièvre iséroise. Là, nous avons rejoint l’esquif de l’artiste plasticienne Hélène Bertin, et ensemble nous filons à la rencontre des agriculteurs du village.
Ils sont dix, aux pratiques, philosophies et projets très différents, qui se frottent, se percutent, se nouent, s’accordent ou s’entortillent. Alors à chaque escale nous accostons et nous venons observer, écouter, questionner et écouter encore les réalités de ce monde dont nous dépendons pour vivre, mais que nous ne connaissons pourtant que très mal.
Notre mission alors : par l’intermédiaire de nos outils artistiques (le slam et la danse en l’occurrence) et de notre perception toute personnelle (et honnête !) des choses, faire émerger les réalités multiples de ces agriculteur.trice.s, et de cet univers en plein bouleversement. In fine, nous tentons de construire des ponts faits de mots et d’échanges possibles entre les agriculteurs eux-mêmes, entre les agriculteurs et les citoyens, entre l’artistique et l’agricole.
Ce jour là du 6 septembre 2020, c’était un premier partage de notre travail au public, lors d’une balade dans l’Espace sensible de Montséveroux. Une visite qui a eu lieu dans le cadre de “Paysage-Paysages”, un événement culturel porté par le Département de l’Isère. Une visite naturaliste guidée par l’association Prêle, et artistique, menée par Hélène Bertin et le navire Infusion.
Et ce jour là, je crois que c’est chacun.e.s d’entre nous qui avons été bouleversé.e.s….
Tout au long de la balade, nous apparaissons et partageons nos slams dansés, écrits et chorégraphiés à partir de nos rencontres avec les agriculteurs du village et de ce que nous avons perçu d’un fragment de leur réalité.
” Brèves de Contoir “
“ Un jour je me promenais dans les rues d'une ville, pas très grande, mais un peu grande, enfin bref, et je suis passée devant un étal de légumes, puis devant les pains d'un boulanger, ça sentait bon, puis devant des morceaux de viande derrière la vitre. C'était tôt le matin donc sur le moment ça me donnait moins envie que le pain, mais bref. Je marchais. Et dans ma tête j'avais des questions qui se cognaient. Alors, je me suis posée à la terrasse d'un café et, j'ai commandé un café, un double. Enfin bref. Il y avait beaucoup de monde. Enfin un peu de monde. Enfin, j'étais pas seule quoi. Et en m'amenant mon café, mon double, le serveur m'a demandé ce que j'avais. Je sais pas pourquoi. Enfin bref. Je lui ai dit que je me posais une question. Alors il m'a proposé de la partager, d'autant qu'il y avait un peu de monde là qui pourrait y répondre, peut-être. Alors ben, j'ai accepté et j'ai dit un peu fort pour que tout le monde puisse m'entendre : « ben, en fait, je me demande... Ce que je pense des agriculteurs ». Et quelque chose s'est passé là, c'était fou, tout le monde semblait avoir un avis super clair sur cette question qui me paraissait super compliquée.
Y en a un qui m'a regardé et il m'a dit
C'est simple ! C'est des pollueurs
Ils se mettent en mode cosmonautes
Pour déverser toutes leurs horreurs
A deux pas de nous sans protection haute
Pauvres pêcheurs...T'es ouf toi !
Une autre se lève.
Ils sont nos bienfaiteurs
Qui nourrissent le monde
Façonnent le paysage
Rendent accessibles nos bocages
Sans eux c'est la Terre qui gronde
Et nos estomacs qui frondent.
Un autre élève la voix :
Complètement d'accord avec toi !
Ils sont indispensables !
Et malgré leurs semaines à 70h
Ils ont le sourire chaque jour sur leur tracteur
Moi je les trouve admirables...Moi, je les plains plus que je les blâme
Une autre est debout sur sa chaise
Un jour on leur dit qu'il faut mettre des phytos
Le lendemain on leur dit que de faire ça c'est salaud
La girouette politique, c'est vraiment infâme !
Et en réponse... il leur reste le suicide, la colère ou la came...
Et ouais...De toutes les façons, moi je vous le dis, il y a deux groupes :
Les indus et les petits
Les uns ont le vent en poupe
De leur main de fer ils asphyxient
Leurs congénères,
Les mini, leurs petits frères...
Qui n'ont qu'à dire Adieu à leur exploitation éphémère.Ouais, injustice systémique qui ne date pas d'hier...
Quelle vie de galère !
En plus, de tous les temps on préfère le berger au paysan
A chaque heure on se méfie de l'agriculteur :
Caïn le cultivateur a tué son frère Abel, le berger,
il est ainsi devenu le premier meurtrier de l'humanité...
Et moi je crois que de cette faute originelle là, les agriculteurs sont encore porteurs...En même temps c'est pas faux,
C'est bien au moment de l'agriculture qu'on a commencé à soumettre la nature
Et cette pratique est devenue la structure
De notre monde où tout part à vau-l'eau...
Alors, j'ai commandé un autre café, en pensant à ceux qui l'avaient cultivé.
Et j'ai relancé : et maintenant, de tout ça, on fait quoi ? “
Et le public s’éloigne au loin, en route naturaliste vers la prochaine escale artistique…
“ La guerre des Néos et des Ruraux “
“ Ils étaient assis à la Table de la Négociation.
D'un côté les Néos, de l'autre les Ruraux.
Sans se concerter ils s'étaient installés.
Naturellement séparés.
Naturellement désunis.
Naturellement démembrés.
Naturellement...
« - Naturellement qu'il faut des phytos ! Moins de galère, plus de rendement, faut pas être barjo ! »
Autour de la Table, les cœurs battent.
« - Et voilà... Naturellement avec tes phytos, tu altères nos sols, les verres de la terre et nos terrains communaux...
- T'es en train de dire que mon grand père était un gros mytho ? »Autour de la Table, les peaux grattent.
« - C'est ce que j'ai appris en formation, et avoue que ce que vous avez fait dans le passé, c'était pas toujours très bon !
Autour de la Table on rebat les cartes.« - C'est vrai que y a eu des abus, mais faut pas tout jeter non plus...
Vous comprenez ? Pendant toutes ces années on a gagné en efficacité,
Nous les agriculteurs, on nous a missionnés
De nourrir la Planète toute entière,
Alors nous, on a dit ok, et on a évolué.
Nos équipements, nos pratiques... On vous a tracé la route d'un travail renouvelé.
Vous savez quoi petits ? On est la mémoire de la terre, il y a là quelque chose d'héréditaire ».Autour de la Table...
« - Hérésie d'avoir pu croire que les sols donneraient de manière indéfinie...
Voilà nos sols épuisés par cette fameuse efficacité
Et notre lien à la Terre coupé par ces machines trop sophistiquées.
Nous, on ne veut pas être exploités agricoles, nous : on veut être paysans
Libérés des intermédiaires qui nous la font à l'envers.
Vivre de notre travail, indépendants assurément ! »Autour de la Table...
« - Z'êtes mignons mes petits, mais le lien à la terre
Nous on l'a. Je te l'ai dit : c'est héréditaire.
C'est pas en tamponnant, non, tes petits paquets du Saint Bio
Que ta parole devient la bonne
Et tu parles d'une liberté que de tes pieds et mains liés à la paroisse du zéro Phyto !
Moi je Crois pas, crois moi j'ai trop Cru. J'ai plus la Foi je te dis.
C'est ma raison qui parle.
Et elle me dit que pour la Transition elle est ok.
Mais faut pas nous prendre pour des cons.
Va pour le Raisonné. »Autour de la Table...
« La Raison, comme tu dis, me crie qu'on a plus le temps pour le raisonnable Raisonné
Là maintenant, faut y aller, sans sourciller...
Régénérer les sols, refaire pousser la vie là où l'intensivité à été trop folle,
Et si pour ce combat des aides arrivent de là haut, là,
On ne va pas leur dire « ah non désolé, j'ai pas la Foi »...
Si ça peut aider à reprendre pied dans un périmètre limité, moi je suis ok. »« - Ok moi aussi pour le périmètre limité.
C'est cela qui peut nous sauver.
Mais avec ton label faussé, sur nos terres de toutes les façons flinguées,
Tu m'as volé mes débouchés, madame Untel et monsieur Duchmol
Ils ne veulent plus de mes vaches pourtant pas folles... D'ailleurs,
Le Représentant est passé l'autre jour,
Il m'a conseillé de me moderniser pour ne plus inspirer la peur,
Alors oui, c'est décidé, je vais m'acheter un nouveau tracteur... »Ils étaient assis à la Table de la Négociation.
D'un côté les Néos, de l'autre les Ruraux.
Sans se concerter ils s'étaient installés.
Naturellement liés par la poussière de la terre.
Naturellement unis par ce territoire qui leur est cher.
Naturellement ensemble face au défi inédit
Naturellement... ”
Et les promeneurs quittent la fraicheur de la rivière et son milieu bien particulier pour cheminer vers la prochaine escale…
“ Héritière ”
“ Le vent s'est glissé sur la plaine immense
Le soleil qui frappe sur les plants trop denses
La terre retournée, blé pulvérisé
L'abîme en surface, l'homme masque sur sa face.Tout comme un désert, mirage de poussières
Un sans fin similaire, poudré de chimères
Plus de coquelicots sur cette mer aride
Une ombre qui se noie, rumeur de suicide.
J'ai pas l'droit d'm'arrêter, pas l'droit d'm'arrêter,
Cultiver ma terre, j'en suis l'héritière,
Pas l'droit d'm'arrêter, pas l'droit d'm'arrêter,
Ma terre : héritière.
Mes parents ont sué, ont nourri l'espoir,
Mon futur, ma vie, mes doutes impermis,
Tout était inscrit là, nid déjà construit,
Plus qu'à m'installer moi, et toujours y croire.
Le jour traine encore, les nuages sont chargés,
Lueur de la lune, sur l'océan de blé,
Bras articulés s'agitent sans s'arrêter,
Vaincus par le temps, Auchan qui l'attend.
J'ai pas l'droit d'm'arrêter, pas l'droit d'm'arrêter,
Cultiver ma terre, j'en suis l'héritière,
Pas l'droit d'm'arrêter, pas l'droit d'm'arrêter,
Ma terre : héritière.
J'peux plus avancer comme ça !
J'dois briser cette chaine là !
A cause de moi la fin,
J'peux plus rien d'mes mains !
Avant j'étais fier,
Maintenant c'est l'enfer,
Avant j'étais roi, moi, ils me montrent du doigt !
J'ai mis tout ce que je suis, tout ce que j'ai cru bon,
Aujourd'hui on me crie que j'ai joué au con,
J'peux plus avancer comme ça !
J'dois briser cette chaine là !
A cause de moi la fin,
J'peux plus rien d'mes mains !
J'ai pas l'droit d'm'arrêter, pas l'droit d'm'arrêter,
Cultiver ma terre, j'en suis l'héritière,
Pas l'droit d'm'arrêter, pas l'droit d'm'arrêter,
Ma terre : héritière. ”
Et les flâneurs passent leur chemin pour retrouver Hélène la plasticienne, une sculpture d’arbre et des petits mots à écrire et partager là.
Des petits mots, des réactions, des réflexions et des émotions se suspendent alors. Et des échanges de vives voix, parfois tremblantes, venues tout à coup à nous comme un raz-de-marée.
« Je voudrais avoir un loup apprivoisé qui ne mord jamais »
« Encouragement aux agriculteurs, nous sommes avec vous de tous coeur » « Plus de pollution!! Pas de déchets dans les rivières »
« Respecter, comprendre, aimer et protéger notre terre nourricière »
« Quel bonheur d’être sur un territoire qui s’interroge sur la nature! »
« Unis naturellement par ce lien invisible, par cet environnement visible qui leur est cher, y croire,`garder espoir, le voir, mouvoir, garder espoir, y croire. »
« Naturellement fière de nos agriculteurs »
« J’peux pas m’arrêter...Bientôt l’homme se réconciliera avec la nature : héritier « renaturé »...
« Belle nature, parfois comprise, parfois trahie: toujours plus forte! »
« Beaux champs blonds qui sculptent nos paysages »
« Une belle découverte »
« Il faut tant de respect: de l’autrui, de la flore, la faune, la création.... »
« J’ai l’espoir que nous ouvrirons tous nos yeux et nos oreilles pour écouter et voir la plainte de notre terre mère »
« La nature, les paysans inspirent des moments poétiques, émouvants »
« Quelle est la posture idoine à adopter? »
« J’ai nourri, je nourris, je nourrirai... »
On le sent, on était au bon endroit aujourd’hui. Les réalités sont vastes et le débat brûlant. Vivement demain qu’on puisse continuer le travail amorcé…
Texte : Flore Viénot
Photos : Renaud Menoud